Présentation

Qu’est-ce que le [parlement des philosophes] ?

« …Je suis très heureux et plein d’espoir aussi en ouvrant cette première manifestation du Parlement des philosophes. Je voudrais très vite, parce que que la question de savoir : « qu’est-ce que c’est que ce parlement des philosophes ? » m’a déjà été posée à plusieurs reprises, à l’université et hors de l’université, essayer donc d’en dire quelques mots.

Il s’agit pour nous, ses initiateurs, Geneviève Fraisse au départ, Jacob Rogozinski et les responsables de la CUS qui en soutiennent le projet, de tenter d’inventer un lieu ou un espace, comme on dit, une instance transitionnelle où la philosophie pourrait trouver à se dire dans une langue partagée, dans le partage même de ses questions et de ses façons de questionner. Cette interrogation autour de la langue de la philosophie, de la juste langue de la philosophie, est une vieille hantise des philosophes d’ailleurs, soucieux, toujours soucieux, ne rien céder de leur rigueur, supposée ou attestée, et, malgré tout, de s’adresser à tous et de ne pas renoncer à cette adresse universelle.

Je dirais que le parlement des philosophes a l’ambition, peut-être démesurée (mais que pourrait bien être une ambition d’emblée mesurée, immédiatement mesurable ?), de mettre à l’épreuve la parole des philosophes et d’engager cette épreuve par la multiplication des lieux d’exercice de cette parole, par la diversité de ses objets, par l’hétérogénité assumée des initiatives, par la dissémination des formes mêmes que le parlement voudrait promouvoir : colloques, rencontres, accueils, ouvertures, journées, conversations autour d’un livre, d’un thème, voire d’une conjoncture. Et, je dois ajouter, c’est la raison pour laquelle je parlais d’instance transitionnelle, que cette épreuve de la langue de la philosophie, dans la langue de la philosophie, n’a de sens, si elle veut être véritablement vivante sans verser dans l’illusion mimétique de la vie, elle n’a de sens donc que si elle s’articule sans cesse à la recherche telle qu’elle s’effectue à l’université –je songe tout particulièrement ici aux groupes de travail qui y fonctionnent activement, mais aussi, au-delà, à tel ou tel enseignement non seulement de philosophie mais d’autres disciplines, et au-delà encore aux enseignements de lycée, si importants dans ce souci du parlement d’être à la jointure improbable, mais dont il faut se mettre en quête, toujours, de la recherche philosophique au sens étroit, strict, et de ses résonnances publiques, désordonnées peut-être mais qui constituent pour ladite recherche l’épreuve dont je parlais et qu’il lui faut engager.

Le parlement des philosophes, ce serait, ce sera donc la modalité existante de cette transaction de la parole, celle du philosophe, celle du non-philosophe, celle de tout un chacun. Il y a là un défi, certainement, dont la nature est en dernière analyse politique (l’exclusion philosophique pourrait certainement donner lieu à bien des discussions). Un défi que le parlement des philosophes voudrait non pas relever, ça n’est sûrement pas son intention ou son ambition, mais dont il pourrait se faire la voix, les voix sans doute plus probablement.

Encore un mot, très important je crois, et qui permettra, j’espère de dissiper, quelques perplexités que j’ai pu voir s’exprimer ici ou là.

Pourquoi nommer ce lieu transitionnel du nom, apparemment lourd à porter en raison de ses significations historiques chargées, de parlement ? Je m’empresse de rassurer les éventuels inquiets. Il ne s’agit nullement, vous vous en doutez, de vouloir faire du parlement des philosophes une instance représentative de quoi que ce soit où se délègueraient des pouvoirs et des fonctions et nul n’a à y être élu pour y prendre la parole. Je dirais presque que c’est le contraire : au fond, en tout cas idéalement, y intervient qui souhaite intervenir, sans mandat, sans autre autorité que celle de sa propre audace et de sa parole intime, de ses propositions.

Alors, pourquoi un « parlement » s’il n’y a pas, comme c’est l’évidence, de désir mimétique de politique parlementaire.

Pour une raison qui, je dois le dire, s’est imposée immédiatement à nous : inscrire le parlement des philosophes dans une continuité, une tradition même, qui a l’immense mérite d’avoir été remarquablement et indissociablement strasbourgeoise et internationale. Je veux parler du parlement des écrivains, du parlement international des écrivains, créé, si je ne me trompe pas il y a tout juste dix ans, à partir du carrefour international des littératures et, partant de lui, du réseau des villes-refuges. Lequel n’était nullement, pas plus que notre parlement des philosophes, une communauté ancrée sur une identité de participation ou de convictions, mais, au contraire, un espace traversé par ce que j’appelais tout à l’heure trans-action, par ce que Deleuze appelait des « pourparlers ». Pour parler, un lieu, donc pour parler, pour penser, pour donner lieu aussi, et forme et langue, à l’expression de conflictualités, de dissonances, de discords, mis en circulation et en échanges par l’entente des voix qui les portent.

J’espère donc que le parlement des philosophes pourra s’ouvrir, très vite, dans les mois qui viennent, à tout ce que je viens d’évoquer. En tout état de cause, il ne sera que ce que nous sommes capables d’en faire, tous. D’ores et déjà, Jacques Derrida a très volontiers accepté d’être notre hôte du 7 au 9 juin prochain. Un grand colloque Heidegger est prévu en décembre, et bien des projets, amples ou modestes, mais toujours stimulants et chargés de questions, sont en voie d’élaboration dont vous serez régulièrement informés… »